Auteur, écrivain et conférencier

Le Diable dans le Grenier – Extrait

LE DIABLE DANS LE GRENIER

 

Perché tout en haut de la maison (au-dessus du second étage, des chambres des oncles et de celle de la bonne) se trouvait le grenier. Pour y accéder, il fallait pousser cette porte grise-là, à gauche du palier, et grimper un vieil escalier aux marches branlantes et musicales.

Le grenier, c’était un domaine merveilleux où se côtoyaient une foule d’hétéroclites vétustés, pour la plupart inutilisables, d’objets dépareillés ou tout bonnement délaissés parce qu’ayant cessé de plaire. Un lieu extraordinaire, richissime de senteurs variées : moisissure, parfum inoubliable des Reines du Canada et des Beurré du Comice sagement rangées côte à côte sur de vieux journaux ; mort aux rats ; oignons, échalotes et aulx suspendus à une poutre aux côtés d’un dodu sac de farine en grosse toile blanche ; vieilles valises en carton bouilli emplies de vêtements usagés d’où s’échappait une forte odeur d’antimites ; livres multiples, jaunis, racornis, poussiéreux, à la couverture grignotée par le temps ou les souris ; piles de journaux rassemblés et liés par une ficelle ; chapeaux de paille troués ; galoches trop petites… Et encore maints objets disparates, mystérieux, indéfinissables, désuets…

Surtout, ne dites à personne que Zouzou est monté ici. C’est défendu. Pourquoi ? ça alors, il n’en sait rien du tout. C’est bête d’interdire à un petit garçon de venir au grenier, c’est tellement merveilleux, cet endroit ! « Et très instructif », dirait sûrement Mademoiselle. Oui, mais voilà, c’est défendu quand même…

Il n’aurait pas fallu le laisser tout seul, cet après-midi-là. Ni l’envoyer y chercher son grand-père, l’autre jour. Grand-père qui y rangeait Dieu sait quoi et n’avait pas entendu, disait-il, Blanche sonner le gong pour appeler à table. À moins que ce n’ait été Zouzou : quand il ne s’était pas montré trop sot ni insolent, on le laissait s’acquitter de cette précieuse mission. Et l’enfant frappait de bon cœur la boule feutrée sur le rond plateau de cuivre. Il prenait un évident plaisir à jouer les prolongations : créer ce vacarme lui conférait, pensait-il, un pouvoir magique, une autorité reconnue, celle de contraindre les grandes personnes à cesser leurs activités pour descendre à la salle à manger. Et si, d’aventure, l’on recevait des invités à déjeuner, ce pouvoir augmentait encore !

L’endroit n’était jamais fermé à clé. De toute façon, la clé restait sur la porte, alors… La tentation était trop forte. D’autant que Grand’mère était allée rendre visite à une amie, que le colonel se consacrait à sa chère Croix-Rouge et que Blanche préparait le dîner. Le galopin se retrouvait donc livré à lui-même : impossible d’aller jouer avec Joseph, il avait les oreillons, le pauvre ! ça faisait très mal, les oreillons ! Zouzou ne les avait pas encore eus, mais il savait.

Certes, l’enfant était habitué à jouer seul et, à vrai dire, ne s’en plaignait jamais. Mais aujourd’hui, c’était différent : son meilleur ami souffrait et lui ne pouvait rien y faire, même pas aller le consoler ! Ni voir Typhaine.

Maman souffrait peut-être, elle aussi, et il ne pouvait pas non plus aller la consoler…

 

À y réfléchir, où se situe la réalité ? Avais-je sincèrement souffert à l’époque de ne pouvoir témoigner mon affectueux soutien à ma mère et à mon petit camarade malade ou bien mon chagrin cachait-il une douleur à la fois plus profonde et plus égocentriste ? Le « malade » en l’occurrence, n’était-ce pas moi-même ? Et la douleur n’était-elle pas surtout due au fait de n’avoir personne sous la main pour me plaindre, pour me câliner ? Était-ce un simple moment de cafard, un fugitif besoin de tendresse, ou bien les racines du mal étaient-elles plus profondes ? Cette solitude dont, crânement, je m’étais fait un fragile et apparent refuge, ne me pesait-elle pas plus que je n’aurais jamais osé l’avouer ? Ce repli sur moi-même, en apparence sécurisant et positif, ne portait-il pas déjà le germe de mon refus, une fois adulte, d’aborder le grand thème dérangeant de la Vie, de la Mort et de l’Après ?

 

Pris d’un lourd cafard, le petit garçon envisagea le grenier comme un possible refuge à sa tristesse. Là-haut, il pourrait pleurer sans honte, personne ne le verrait.

Monté en catimini au second étage, il avait poussé doucement la petite porte grise et, décidé à s’aventurer à la découverte de cet univers inconnu et étrange, avait gravi avec précaution l’escalier de bois dont chaque marche craquait sur une note différente.

Que de merveilles, que de senteurs diverses ! Le doucereux parfum des pommes reinettes se mêlait curieusement à l’acide odeur des échalotes ou de l’ail ; la poussière des vieux volumes vous piquaient le nez et vous donnaient envie d’éternuer ; l’antimite écœurait un peu. Un mannequin de couture revêtu, pourquoi donc, d’une veste d’uniforme, semblait surveiller les vieilles valises et nourrir l’espoir d’un ultime voyage, de dernières conquêtes, de nouvelles aventures. Par terre, une gibecière percée rêvait glorieux tableaux de chasse en lorgnant vers une paire de bottes délaissée. Un rouet se racontait les veillées d’antan, au coin de la cheminée, et pleurait l’odeur oubliée du chanvre. Deux épuisettes se demandaient quand aurait enfin lieu la marée du siècle, tandis qu’une lampe à pétrole bavardait à voix basse avec un abat-jour cabossé.

Zouzou, émerveillé, se laissa griser par le mystère du lieu, tourna et retourna des objets inconnus, plaignit une statuette décapitée, rêva devant une toile écaillée et déchirée par endroits, sur laquelle un cavalier en armure terrassait un terrifiant dragon : était-ce saint Michel ? Non plutôt saint Georges… Tiens, que faisait là ce casque colonial, abandonné entre un pot à eau ébréché et un sommier percé ? Il était bien grand pour sa petite tête, mais avec cette vieille redingote mitée sur le dos, qui oserait prétendre qu’il n’était pas la réincarnation de Savorgnan de Brazza, l’illustre explorateur ? Justement, voilà une canne. Peu importe qu’y soit gravé « Tyrol » : pourquoi Savorgnan n’aurait-il pas exploré ce pays de montagnes avant l’Afrique, après tout ?

Ravigoté, son chagrin provisoirement escamoté par l’attrait du mystère et de la découverte, l’enfant décida de pousser plus loin l’aventure.